Le lutin mental

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Un « émoussement émotionnel » ou « engourdissement » a été décrit par des personnes prenant des antidépresseurs (Faulkner, 2016), et en particulier des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS).

Selon Sansone et Sansone (2010), il se caractérise par un début insidieux, une dose-dépendance (les doses plus élevées provoquant plus de symptômes) et une résolution complète avec l’arrêt du médicament incriminé. Ils décrivent 2 éléments de l’expérience :

  • un syndrome comportemental d’apathie et de faible motivation
  • un aspect émotionnel d’indifférence, de diminution de la réactivité et de détachement.

Bolling et Kohlenberg (2004) ont constaté dans une enquête sur 161 patients qui avaient reçu des ISRS pour la dépression, qu’environ 20% avaient une « incapacité à pleurer » et 46% une « gamme réduite d’affects ». Une étude transversale menée par Fava et ses collègues (2006) a signalé une certaine forme d' »apathie » chez environ 30 % des patients sous ISRS. Cependant, il n’y a pas eu d’études épidémiologiques à grande échelle de ce phénomène.

Des recherches antérieures ont mis en évidence un émoussement émotionnel chez les personnes prenant des antidépresseurs, mais il n'y a pas eu d'études épidémiologiques à grande échelle de ce phénomène.

Des recherches antérieures ont mis en évidence un émoussement émotionnel chez les personnes prenant des antidépresseurs, mais il n’y a pas eu d’études épidémiologiques à grande échelle de ce phénomène.

Méthodes

Les auteurs de cette étude récente (Goodwin et al, 2017) avaient précédemment développé une échelle : le questionnaire d’Oxford sur les effets secondaires émotionnels des antidépresseurs (OQuESA) (Price et al, 2009). Il s’agissait d’une enquête sur Internet à laquelle ont participé 669 patients déprimés sous traitement et 150 témoins rétablis (anciennement déprimés) (âgés de ≥18 ans).

L’enquête a été réalisée par l’organisation Vision Critical, basée à Paris, en utilisant 3 panels nationaux d’anglophones de plus de 18 ans au Canada (n=98 000), aux États-Unis (n=66 000) et au Royaume-Uni (n=40 000). Le questionnaire comportait deux parties : la première pour sélectionner les cibles (patients déprimés souffrant d’émoussement émotionnel et témoins récupérés non traités) et la seconde pour explorer l’émoussement émotionnel. Il fallait environ 20 minutes pour le remplir. Des invitations à participer ont été envoyées à 7 966 personnes (4 194 au Canada, 2 255 aux États-Unis et 1 517 au Royaume-Uni) identifiées comme souffrant de dépression lors d’un premier dépistage (mars 2010). L’enquête a été réalisée entre le 10 septembre et le 8 octobre 2010.

Les sujets qui avaient un diagnostic de dépression probable au cours de leur vie ont été identifiés par une seule question : savoir si un professionnel de santé leur avait donné un diagnostic de dépression.

Parmi cette population, on a défini un groupe de patients dépressifs qui recevaient un traitement antidépresseur depuis au moins 2 mois (et qui étaient toujours sous traitement pendant l’enquête) et qui étaient soit en rémission, soit légèrement déprimés selon un score de la sous-échelle de dépression HAD ≤ 12.

Les témoins avaient un diagnostic de dépression au cours de leur vie pour lequel ils avaient reçu un traitement antidépresseur, mais ils avaient arrêté de prendre des antidépresseurs au moins 2 mois auparavant et étaient en rémission (HAD-D ≤ 7). Les patients ou les témoins recevant des médicaments psychotropes supplémentaires (antipsychotiques, stabilisateurs d’humeur ou antiépileptiques) ont été exclus de l’enquête.

Les participants traités souffrant de dépression se sont vu poser une seule question de dépistage standardisée : « Dans quelle mesure avez-vous ressenti les effets émotionnels de votre antidépresseur ? ». La question était qualifiée par l’explication suivante : « Les effets émotionnels varient, mais peuvent inclure, par exemple, le sentiment d’être émotionnellement « engourdi » ou « émoussé » d’une certaine manière, l’absence d’émotions positives ou négatives, le sentiment d’être détaché du monde qui vous entoure, ou le fait de ne plus se soucier des choses qui vous intéressaient auparavant ». Les patients qui ont répondu « légèrement », « modérément » ou « sévèrement » ont été invités à remplir le questionnaire complet qui comprenait trois sections :

  1. Exploration de l’expérience actuelle de l’émoussement émotionnel;
  2. Relation de l’expérience actuelle de l’émoussement émotionnel avec le souvenir du patient de son état émotionnel normal avant sa dépression;
  3. Préception par le patient d’un lien entre le traitement antidépresseur et l’expérience de l’émoussement émotionnel, et si cela a affecté l’observance du traitement ou induit des plans d’arrêt.

Chaque item était évalué sur une échelle de 5 points allant de pas d’accord à d’accord.

Les témoins rétablis n’ont rempli que les deux premières sections.

Résultats

L’échantillon comprenait 854 patients sous antidépresseurs et 150 témoins rétablis. Dans l’échantillon sous antidépresseurs, 401 ont rapporté un émoussement émotionnel significatif, dont 91 recevaient plus d’un antidépresseur. Ces derniers ont été exclus afin de fournir une population plus homogène de patients déprimés en monothérapie, pour lesquels le taux d’émoussement émotionnel était de 46% (310/669) ; 53% (453/854) n’ont rapporté aucun émoussement émotionnel à la question de dépistage.

L’expérience d’émoussement émotionnel était légèrement plus fréquente chez les hommes que chez les femmes (52% contre 44%) et chez ceux qui avaient des scores plus élevés sur l’échelle Hospital Anxiety and Depression (HAD). Les patients dépressifs présentant un émoussement émotionnel avaient des scores d’émoussement total beaucoup plus élevés sur l’OQuESA que les témoins (42,83±14,73 contre 25,73±15,00, p<0,0001) et il y avait une corrélation entre le score d’émoussement total et le score HAD-Depression (r =0,521). Ainsi, les personnes ayant un score HAD-D >7 (n=170) avaient un score total du questionnaire plus élevé, 49,23±12,03, que celles ayant un score HAD-D ≤7 (n=140) 35,07±13,98, et la différence entre les deux groupes était hautement significative. Cependant, les patients avec un score HAD-D ≤7 (n=140) avaient un score total plus élevé (35,07±13,98) que les témoins récupérés (n=150) (25,73±15,00), et la différence entre les deux groupes était significative.

Parmi les patients présentant un émoussement émotionnel, 37% avaient une perception négative de leur état et 38% positive. Les hommes ont rapporté une perception plus négative que les femmes (p=0,008), et les patients ayant une perception négative étaient plus susceptibles d’avoir des scores HAD plus élevés. Des niveaux plus élevés d’émoussement émotionnel étaient associés à une perception plus négative de celui-ci par le patient (r =- 0,423).

Cette enquête indique que l'émoussement émotionnel est rapporté par près de la moitié des patients déprimés sous antidépresseurs.

Cette enquête indique que l’émoussement émotionnel est rapporté par près de la moitié des patients déprimés sous antidépresseurs.

Conclusions

Les auteurs concluent de cette enquête que l’émoussement émotionnel est rapporté par près de la moitié des patients déprimés sous antidépresseurs et qu’il semble être commun à tous les antidépresseurs monoaminergiques et pas seulement aux ISRS. De plus, ils notent :

Les scores OQuESA sont fortement corrélés avec le score de dépression HAD ; l’émoussement émotionnel ne peut pas être décrit simplement comme un effet secondaire de l’antidépresseur, mais aussi comme un symptôme de la dépression.

Un degré plus élevé d’émoussement émotionnel est associé à une moins bonne qualité de rémission.

Forts et limites

  • Cette étude a un échantillon plus grand que les recherches précédentes sur ce phénomène et l’OQuESA a été développé à partir d’une étude qualitative précédente.

Mais :

  • Elle a été menée par un organisme d’études de marché, et le protocole n’a pas été formellement approuvé par un comité d’éthique
  • La présence de dépression était une auto-évaluation sans évaluation clinique

  • Une enquête basée sur Internet est susceptible d’être biaisée vers une population plus jeune avec une faible représentation des personnes âgées.

Et j’ajouterais

  • Elle n’a pas exploré la relation avec le dosage des antidépresseurs
  • Elle a été financée par une société pharmaceutique (Servier) et deux de ses auteurs sont des employés de cette société.
Les limites de cette preuve comprennent l'auto-évaluation de la dépression et la taille modeste de l'échantillon pour détecter les différences entre les antidépresseurs.

Les limites de cette preuve comprennent l’auto-évaluation de la dépression et la taille modeste de l’échantillon pour détecter les différences entre les antidépresseurs.

Sommaire

L’émoussement des émotions peut être vécu comme un phénomène à la fois utile et inutile. A un faible niveau, il peut aider une personne à se détacher de ses problèmes immédiats, mais à un niveau plus élevé, il peut être très handicapant.

Cette étude suggère que l’émoussement émotionnel est expérimenté avec différents antidépresseurs ; pas seulement avec les ISRS, et qu’une cause possible de ce phénomène peut être une humeur dépressive persistante. Ces résultats doivent cependant être pondérés par les limites de cette étude. En particulier, elle a été financée et en partie rédigée par une société qui commercialisait un nouvel antidépresseur (Agomelatine : pas encore largement disponible au moment de l’enquête) en concurrence avec les ISRS traditionnels. Il n’y a pas eu d’exploration de l’association précédemment observée avec le dosage et les chiffres étaient trop faibles pour faire une comparaison fiable entre les médicaments.

Une hypothèse selon laquelle l’émoussement émotionnel est causé par une dépression persistante semble prématurée. En effet, les auteurs notent que ce n’est qu’une cause possible du phénomène.

Nous ne pouvons pas être sûrs, à partir de cette preuve, si l'émoussement émotionnel est causé par les antidépresseurs, la dépression elle-même, ou quelque chose d'entièrement différent.

Nous ne pouvons pas être sûrs, à partir de cette preuve, si l’émoussement émotionnel est causé par les antidépresseurs, la dépression elle-même, ou quelque chose d’autre entièrement.

Liens

Primary paper

Goodwin GM, Price J, De Bodinat C, Laredo J. (2017) Emotional blunting with antidepressant treatments : a survey among depressed patients. Journal of Affective Disorders http://dx.doi.org/10.1016/j.jad.2017.05.048

Autres références

Bolling MY, Kohlenberg RJ (2004) Raisons d’abandonner un traitement par inhibiteur de la recapture de la sérotonine : effets secondaires psychologiques paradoxaux et satisfaction des patients. Psychothérapie et psychosomatique 73 : 380-385.

Fava M, Graves LM, Benazzi F, Scalia MJ et al (2006) Une étude transversale de la prévalence des symptômes cognitifs et physiques pendant un traitement antidépresseur à long terme. Journal of Clinical Psychiatry 67 : 1754-1759.

Faulkner A People’s experience of taking antidepressants The Mental Elf 8 July 2016

Price J, Cole V, Goodwin GM (2009) Emotional side effects of selective serotonin reuptake inhibitors : qualitative study. British Journal of Psychiatry 195 : 211-217

Sansone RA, Sansone LA (2010) SSRI-Induced Indifference. Psychiatrie (Edgmont ) 7 : 14-18.

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